mardi 26 juin 2018

Des éclats de porcelaine (2/2) : Agrafes et jointures d'or

Première partie: Des éclats de porcelaine 1/2

Casser, et après ? Réparer ? Transformer ? Faire disparaitre l’accident ou au contraire le magnifier ?


Le raccommodeur : prolonger la vie de l’objet, en y laissant les traces du passé


Raccommodeur de faïence, Paris
Photo : Eugène Atget,vers 1898/1900

Autrefois, lorsqu’une porcelaine était cassée, on la faisait raccommoder. Voilà bien un mot désuet aujourd’hui, et l’image vient à l’esprit de chaussettes trouées, d’accrocs dans les gilets tricotés main, ou justement de plats anciens avec ces vilaines agrafes.
On en trouve encore, quelques-uns, de ces raccommodeurs de faïence et de porcelaine, mais bien sûr très peu.
Un "petit métier oublié".
Ces artisans avaient trouvé le moyen de faire durer la vie de la vaisselle en agrafant délicatement les éclats de porcelaine ou de faïence entre eux.


 

L’effacement, la négation du passé ?


Bien sûr, aujourd’hui, on préfère une cassure invisible à de vilaines agrafes, et les restaurateurs de porcelaine ancienne font des merveilles pour faire disparaître et oublier les accidents passés.

Assiette ancienne réparée à l'aide d'agrafes, aujourd'hui rouillées. (source)


Mais doit-on vraiment faire oublier l’accident ? le passé ? l’objet est peut-être comme l’être humain ou comme toute chose dont l’histoire se construit de ces accrocs, ces éclats, ces fêlures et ébréchures (vaste sujet psychologique…). La cassure est un témoignage de l’histoire de la pièce. Les archéologues aujourd’hui préfèrent montrer les manques plutôt que de les recréer contrairement à ce qui se faisait au XIXe siècle. A ce propos, voyez par exemple les reconstitutions des bijoux de la collection Campana, réinventés à partir d’anciens, mais que l’on a fait passer pour tels, les sauvetages-restaurations-reconstitutions de Viollet-le-Duc- un peu partout en France, ou les magnifiques éléments de murailles de Babylone, au musée de Pergame à Berlin, superbes, mais le public aujourd’hui a été éduqué à distinguer dans un élément ancien, les parties d’origine des reconstitutions pour y voir plus clair dans le travail des archéologues et des restaurateurs. 

Coupe à figures rouges, Grèce archaïque, environ 500-470 av JC
source : Musée du Louvre, photo : Philippe Fuzeau


La réparation mise en valeur : Le kintsugi – ou la céramique brisée

 

Coupe chinoise Ko-sometsuke destinée au marché japonais au 17e siècle,
réparée de laque et d'or. Voyez aussi l'envers.
Photo : Galerie Le Sentiment des Choses, 9, rue de l'Echaudée, Paris 6e

On raconte qu’un shogun japonais, très mécontent de la réparation avec agrafes métalliques, qui avait été faite sur une porcelaine chinoise de grand prix, demanda à ses artisans de trouver un autre type de réparation. Ceux-ci avec de l’or et de la laque mirent en valeur la cassure qu’ils n’étaient pas en mesure de faire disparaître.
Ils avaient inventé le kintsugi, magnifique travail de jointure d’or. De tsugu réparer, relier, transmettre et donner de la valeur.

Carrelage réparé à l’or, Restaurant Anahivia
"Le kintsugi (…) relève d'une philosophie qui prend en compte le passé de l'objet, son histoire et donc les accidents éventuels qu'il a pu connaitre. La casse d'une céramique ne signifie plus sa fin ou sa mise au rebut, mais un renouveau, le début d'un autre cycle et une continuité dans son utilisation. Il ne s'agit donc pas de cacher les réparations, mais de mettre celles-ci en avant." (source) 

Cette philosophie participe du Wabi-Sabi ou l’art de voir la beauté dans les imperfections-(à ce propos, replongez-vous ou découvrez donc « L’Eloge de l’ombre » de Tanizaki (1933), un texte qui, me semble-t-il, devrait faire partie de toute bibliothèque idéale. Cette technique peut ainsi s’adapter à de nombreux supports : récemment le décorateur d’un restaurant parisien, nouvellement installé dans une ancienne boucherie, garda les carreaux blancs des murs défraichis en mettant en valeur fissures et manques à l’aide de jointures dorées.

Un autre exemple de l'adaptation de cette technique : l'artiste Rachel Sussman a adopté la technique japonaise du Kintsugi en réparant les routes avec de l’or dans son projet Sidewalk Kintsukuroi.

Rachel Sussman

Rachel Sussman
Charlotte Bailey
Showzi Tsukamoto
Dans le même esprit, l’artiste Charlotte Bailey répare les vases en y brodant des fils d’or sur le tissu aux motifs de porcelaine, tandis que le maître japonais Showzi Tsukamoto s'essaye à d'autres matières.



Le recollage aléatoire, la re-création : 


A partir du moment où l'on répare, on peut facilement mélanger les morceaux, et faire fi de l'original.


Tomomi Kamoshita - Coupes et porte-baguettes Kintsugi
Tomomi Kamoshita
Récupérée entre autres par la maison Seletti depuis quelques mois, cette démarche abouti à des résultats industriels, rappelant la technique des artisans d'art :

Seletti : service de table Kintsugi, design Marcantonio
Seletti, collection Kintsugi design : Marcantonio


Par extension, on eut également penser au grand maître Antonio Gaudi et ses mosaïques recouvrant le parc Guell à Barcelone :

Antonio Gaudi - Parc Guell Barcelone, Espagne, Détails des mosaïques
Détails des mosaïques du Parc Guell à Barcelone, Antonio Gaudi
A gauche : source, via - A droite : photo Lisebastos
Mais là, il ne s'agit plus tant de mettre les cassures en valeur que les éclats de céramique eux-mêmes.



Le recyclage, la transformation, l’ "up-clycling"


J’ai cité dans la publication précédente le styliste belge Martin Margiela avec ses colliers d’assiettes cassées, je réitère aujourd’hui, avec ses gilets réalisés en éclats de porcelaine, sans aucune volonté de réparation, mais bien de recyclage, de réutilisation d’un objet usuel brisé.

Martin Margiela : Gilets d'assiettes cassées
Gilets d'assiettes cassées, Martin Margiela, 2006
Sources : à gauche : Le recyclage dans la mode, Geneviève Blons - à droite: AtoC magazine
À voir en ce moment à Paris lors de l’exposition présentée au Palais Galliera jusqu’au 15 juillet 2018.


 
D’autres artistes se sont aussi emparé des éclats de porcelaine, pour les remonter différemment, voyez notamment le chinois Li-Xiaofeng, la hollandaise Bouke de Vries ou le coréen Yee Sookyung :

à gauche : Li Xiaofeng : Porcelain dress - à droite : Yeesookyung
Bouke de Vries


La morale de l'histoire? La Fontaine aurait sans doute réécrit sa fable du pot de fer et du pot de terre s'il avait eu connaissance de tout cela...

2 commentaires:

Clipping Path Service a dit…

I must appreciate the blogger. This is the most useful blog for everyone.

Sabine_Manosque a dit…

Je ne connaissais pas ce raccommodage à l'or. C'est digne d'un conte de fée ! Bravo pour ces billets passionnants !

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